Presque.

Il jette un regard sur son téléphone, le message qu’on lui a envoyé ; un client à la rêve du paradis artificiel que ses concoctions arrivent à créer, éphémère et volatile. Mais Romi n’y répond pas. Il évite toujours d’écrire des messages, il a trop de difficulté à retrouver les mots exacts, la façon dont il faut les relier, il y préfère finalement le silence. Si c’est urgent, le client appellera, sinon, ce sera pour un autre jour. Il n’y porte plus d’intérêt. La journée a été assez fructueuse, pas besoin de plus. Il soupire, range l’objet high-tech dans la poche arrière de son jeans, ses coudes tatoués, visibles sous son t-shirt, se dépose sur les rebords de son stand de crêpe alors qu’il le pousse avec nonchalance plus loin.

Le même endroit où il le gare pour le reste de la nuit quand il n’est pas décidé à travailler. Dans le petit placard du stand, sa flasque de rhum côtoie les pots de nutella. Il n’en prend que deux gorgées. Trois, pour plus de courage, referme et abandonne. Les paupières closes, ses phalanges se perdent dans ses longues mèches brunes. C’est un de ces jours-là.

Un où il se demande à quoi lui sert l’oxygène qu’il inhale.

Rictus amer au coin de ses lèvres entrouvertes pour recueillir une cigarette, il continue de marcher. Loin de son studio, direction inverse, la plage. La seule dépeuplée parce qu’elle est moins facilement accessible par les autres, moins touristiques. Il laisse un chemin de cendre derrière lui, soupire la fumée grise qui l’apaise – moins que l’eau qu’il chérit et qu’il recherche en ce moment.
Le sentiment de bien-être l’envahit doucement quand ses pieds frôlent enfin le sable mouillé, les premières vagues s’échouent sur son épiderme.
Tremblements, partout. Son cœur, son corps, son âme. Ses vêtements éparpillés derrière lui, il plonge la tête première dans l’eau que le soleil du matin a réchauffée. Ses bras s’étendent, il lève les yeux vers le ciel. Son organe vital s’apaise à mesure que le temps passe, il porte enfin attention à ce qui l’entoure. Le bruit des vagues d’abord, terni par celui de la ville qu’il perçoit plus loin. Mais un autre clapotement semble plus proche, il n’a pas la régularité de la mer. Familier, mais étranger à la fois. Romi se tourne, son regard s’éveille au moindre mouvement. La pénombre n’est pas complète mais suffisante pour ne lui permettre que de distingue une ombre à quelques mètres. Silhouette qui se détache du reste jusqu’à ce qu’il reconnaisse la courbe des épaules, la mâchoire ciselée, le propriétaire entier. Ombre sans nom mais au visage connu. Ce n’est pas la première fois qu’il retrouve le jeune homme dans une plage, au bord d’un lac ou parfois une crique. Ils ne se sont jamais réellement parlés. Rien de plus que quelques regards dérobés.

Il attend. Il attend, et il espère que tôt ou tard, cette foutue porte s'ouvrira sur de nouveaux lendemains, où il sera libre de parcourir les rues de Jeju. Cette vie fugitive le fatigue, le rend encore plus instable qu'avant. Jae In n'en peut plus. Il tourne en rond dans cet appartement, observe les passants à la fenêtre, bien caché derrière les rideaux opaques du salon. Et il attend. Nerveux. Fébrile à l'idée que les autorités mettent la main sur lui. Et pourtant il se risque à sortir. Il se risque à enfreindre les conseils de Li Wei pour se rapprocher au plus près de la mer. Affublé de lunettes de soleil, d'une casquette et d'un masque, il laisse ses pas le guider vers les plages les moins fréquentées de l'île. Il a fini par prendre l'habitude de passer inaperçu. Jae In est ni vu, ni connu sur ces terres qu'il foule. Si seulement cela pouvait être pareil sur le continent... Il maudit sa mère chaque jour durant, car c'est de sa faute si sa vie est devenue un enfer. Une colère grandit progressivement en lui, jusqu'au jour où il craque et même son traitement n'a aucun effet sur lui. C'est à ce moment-là que l'eau salée de la mer est la bienvenue.

Alors il est là, ayant attendu que le soleil se couche pour quitter cet appartement froid et vide. Li Wei est de service ce soir, et Jae In ne supportera pas une heure supplémentaire tout seul entre quatre murs. Il a ses petites habitudes: il cache ses affaires derrière quelques rochers polis par l'érosion. Le plus souvent nu, il fait le grand saut. Ce soir n'échappe pas à la règle. Quelques brasses, il profite des vagues qui dansent sur les lignes de son corps pour se détendre. Penser à une autre réalité. C'est là qu'il se rend compte à quel point la vie qu'il mène peut être difficile. Il fulmine, rêve de partir à l'autre bout du monde, là où personne ne lui voudra du mal. Il se redresse, cessant de flotter à la surface de l'eau. Il plaque ses cheveux en arrière, observe l'horizon sombre au loin. La lune a remplacé le soleil, et il a suffisamment contemplé les étoiles. Jae In se croyait seul. Mais il n'est jamais seul.

Il tourne légèrement la tête pour observer ce corps glisser dans l'eau. Ces courbes masculines mais si fines ne lui sont pas étrangères. Ce même homme partage l'écume avec lui. En silence, ils s'observent. Jae In ne lui a jamais adressé la parole, mais il a l'impression de déjà le connaître par coeur. Peut-être à force de l'observer... Il est affaibli par la beauté de son corps, et les traits de son visage. Ses cheveux qui tombent sur ses yeux tristes. Cet inconnu est d'un charme qui touche Jae In en plein coeur. Cette fois-ci est de trop, le destin veut qu'ils se rencontrent. Alors le coréen nage discrètement vers le jeune homme, ne tardant pas à se faire remarquer. Aucun filtre, aucune honte, Jae In est de ceux qui osent plus qu'ils n'hésitent. « Tu couches le premier soir ? » qu'il lui dit. Le regard pétillant, les sourcils légèrement froncés pour prouver le sérieux de sa question. Il ne sait pas qu'il ne devrait pas l'aborder comme cela pour un premier dialogue. Mais ce que Jae In veut, il l'obtient tôt ou tard.

L’eau est son élément, là où il s’est toujours senti heureux. Son esprit se libère doucement de toute entrave et les vagues lui font oublier ses pensées houleuses. Il se perd dans le clapotement de l’eau, l’air marin s’infiltrant avec aise dans ses narines. Il aime être ainsi, surtout le soir où les nageurs se font rares. Il se retrouve roi de son océan, conquérant d’un monde désert et ça lui suffit. Il ne veut gouverner que sa propre personne. Ses vêtements ont été jetés négligemment au loin, sans le moindre repère ou précaution, ce n’est pas comme si c’était la première fois qu’il faisait ça, personne n’avait jamais touché à ses affaires. Les visites étaient d’ailleurs rares ; il n’y a qu’une seule, à vrai dire, dont il arrive à garder le souvenir, de part la fréquence de leur rencontre dans l’eau. Un visage familier mais une voix encore étrangère, car ils n’ont jamais échangé le moindre mot. Romi peine à évoluer en société, il est loin de chercher le contact avec les autres. Il n’y pas réticent, simplement difficile à entreprendre le premier pas. Et une certaine dynamique s’était instaurée entre lui et cet inconnu, il ne le rendait pas mal à l’aise. C’est un sentiment qui ne peut être expliqué, comme être seuls à deux.

Il écarte doucement les bras et lève le visage au ciel, sentant un faible éclat de lune s’y échouer doucement. Il se berce du silence qui l’environne. Mais ce dernier ne dure pas longtemps. Le clapotis des vagues perd son rythme, n’est plus aussi régulier et cela ne peut être que la cause d’une intervention humaine. Il se tourne lentement, causant le moins de mouvement possible à l’eau. Son regard s’ancre dans celui de l’homme – l’inconnu au visage familier. Romi ne sourit pas, son visage est dénué d’expression sans être froid. Ses yeux toujours voilés, il ne sait pas les contrôler, eux. Il glisse ses fins doigts dans ses longues mèches de cheveux humides, les ramenant en arrière, bien qu’il les sait espiègles, elles reviendront toujours encadrer les contours de son visage.
Le garçon est si proche à présent, ses cheveux de feu contrastant avec l’eau dans laquelle il baigne. Finalement, son sourcil gauche s’arque, incapable de totalement cacher la surprise que la question lui cause. Inattendu, mais jamais déplaisante. « Ici ? » demande-t-il simplement à son tour. Son regard glisse du visage apollon jusqu’à la courbe des épaules. Il peut bien s’octroyer une belle dérive nocturne, il n’est enchainé à personne. Son cœur l’est peut-être, mais Romi ne cesse de cracher sur son organe vital qui s’accroche à des souvenirs devenus mirages tant ils sont irréels. Il s’approche à son tour, frôle presque son bras du sien, tandis qu’il s’humecte les lèvres salées.

Oui, ici. Oui, là, entre les bras d'une mer plus qu'accueillante. Jae In ne mâche jamais ses mots. Dépourvu de filtre, pour lui la vérité est la plus belle des vertus. Le mensonge ne fait pas partie intégrante de son être. Mais comment le lui en vouloir ? Elles sont là, les traces violacées de ces piqûres qu'il est obligé de s'infliger chaque jour pour calmer sa démence. Parce que la réalité fait trop mal, elle le stresse. Il souffre plus qu'il ne grimace à chaque fois que l'aiguille transperce l'intérieur de ses coudes. Elles sont là ces marques, preuves de l'esprit dérangé qu'il est. Mais la nuit est son amie, son alliée en ce moment. Qui sait, ce bel inconnu pas si inconnu à ses yeux ne les remarquera jamais et ne le questionnera jamais. Parce qu'il y a bien une chose que Jae In excècre, ce sont bien les questions. Ces interrogations qui le forcent à réfléchir, à se rapprocher au plus près de la normalité. Ca le stresse, ça le fait suer, ça l'énerve. Mais avec celle du beau brun, il n'est pas destabilisé. Sa voix suffit à attiser le désir qu'il éprouve déjà pour lui. C'est injuste de devoir rester fidèle. Même si ses sentiments pour Li Wei sont là et qu'il ne s'en rend juste pas compte, il ne peut pas ignorer ce qu'il ressent comment attirance pour cet homme. Il ne sait pas si le destin a quelque chose à voir avec tout ça, il n'y croit pas. Mais il est attiré, et il ne pense pas y résister.

Alors son regard s'accroche au sien surpris. Tel un lion sur son antilope, Jae In ne le lâchera pas. Sa question l'a quelque peu déconcerté, mais il garde pleine possession de ses moyens. « Oui, ici. » qu'il répond finalement après quelques secondes de réflexion. Il se redresse, ayant pieds à ce niveau de la mer. Il observe l'homme un long moment et remonte ses mains sur ses bras, lui frôlant à peine la peau. Les gouttes tombent et s'écrasent sur elle, comme pour le faire frissonner sans le vouloir. Jae In veut attraper ce visage et goûter à ces lèvres sirupeuses. Ses doigts arrivent à destination de ces joues légèrement rondes. Cette mâchoire est fine mais douce. Il avance, leurs torses se frôlent dangereusement. Leurs nez se touchent timidement. Sautera-t-il le pas ? « Ici, et maintenant. » Ce que Jae In désire, Jae In l'obtient, ne l'oublions pas. Et même si son charme est singulier et atypique, il parviendra à faire flancher l'homme coincé entre ses doigts arachnéens. Il veut croquer dans sa chair, sentir le sel de la mer sur sa langue. Lui faire mal, tout en lui faisant du bien. Il veut son bien et son contraire, à la hauteur de son être. Juste un peu d'irréalité dans ce monde bien trop normal pour lui.

Ses doigts jouent avec la surface de l’eau, laisse les perles salées glisser jusqu’à leur bout pour s’échouer en gouttelettes, la mer est calme, douce et accueillante, pourtant son cœur s’emballe comme s’il était face à une haute vague déchainée. Son regard tombe sur le garçon face à lui, il ne pensait pas qu’un jour ils en arriveraient à parler réellement, échanger ne serait-ce que quelques mois, encore moins l’éventualité d’avoir ce genre de proposition, surprenante mais divinement tentante. Il écoute les murmures du jeune homme, entend résonner l’eau derrière lui, avant qu’une belle esquisse ne vienne soulever les commissures de ses lèvres. Romi a toujours les yeux tristes quand il sourit, quand il n’a pas un rail de coke sous le nez pour lui faire perdre le sens de la réalité. Mais son sourire est là, amusé par le ton presque enfantin aux mots peu innocents. Il devrait penser aux risques d’ainsi se laisser aller avec un inconnu, reclus de tout dans ce coin de la plage et à cette heure, l’endroit était désert et le serait encore jusqu’au matin – et peut-être qu’au matin, on ne retrouvera que son corps inerte parce qu’il aurait dit oui à un fou. Romi n’a jamais cru en sa bonne étoile, ce serait bien trop beau si quelqu’un arrivait enfin à lui mettre le coup de grâce. « Ici, et maintenant. » répète-t-il, l’épiderme tremblant au passage des doigts de l’inconnu sur ses bras, un frôlement volatile qui suffit à attiser son envie, déjà présente.

Ses paupières se closent en le sentant s’approcher un peu plus de lui, ils se touchent presque et les doigts du garçon sur ses joues le brûlent autant qu’il ne le glacent. Son sourire ne disparait pas, son cœur gronde, c’est différent, c’est singulier. Il sent le souffle de l’inconnu contre son visage et ça suffit à lui faire ouvrir les yeux et contempler la distance presque inexistante entre eux. Il se sent étrangement joueur et recule légèrement le visage, seulement pour revenir doucement frôler la tempe du garçon de ses lèvres, les mèches courtes lui chatouillant agréablement le nez. Ses doigts son poignet délicatement, sans y poser la moindre pression, et il hume son parfum bruyamment. « Je t’en prie alors. » souffle-t-il tout contre son oreille, un rire ponctuant ses quelques mots.