outfit // ※※※ Les astres étaient à peine visible ce soir-là et la déception n’en était plus visible sur les traits du coréen. Pour autant, il ne fit pas le moindre commentaire à ce sujet. Pour quelle raison partagerait-il ce genre de sentiment futile ? Ce n’était pas comme s’il s’estimait proche de la personne présente à ses côtés. Un collègue de travail, avec lequel il partageait sa pause. Leur seul moment de répit avant de recouvrir le brouhaha incessant et les rires hilares des plus éméchés clients. Travailler dans ce bar n’avait rien d’une partie de plaisir… Ce n’était sûrement pas le pire endroit dans cette foutue ville, et tout au fond de lui, Luka savait qu’il exagérait. Il aurait surtout préféré être autre chose qu’un misérable serveur, dans l’attente et l’incertitude d’un malheureux pourboire ; la seule chose qui irait directement dans ses poches. Pour ce qui était du reste, le jeune homme devait se contenter de son modeste salaire. Avec un mi-temps il réglait tout juste son électricité, le gaz, ainsi que le loyer… Une fois ses factures réglées, il ne lui restait plus un rond pour manger convenablement. C’était malheureusement, sa triste réalité… Et de ce fait, il n’avait pas d’autres choix que d’emmagasiner d’autres jobs en parallèles, afin d’arrondir les fins de mois, souvent difficiles.

Pouvoir contempler un véritable ciel étoilés depuis les pâturages de son domaine de viticulture, voilà ce qui lui manquait le plus actuellement… Depuis qu’il avait quitté Daejeong pour ne dépendre que de lui-même, il n’existait pas une seule journée où il ne regrettait pas de ne plus parler à ses parents ainsi qu’aux villageois… Et Luka était trop fier pour l’avouer à ces derniers ou même revenir sur ce qui avait pu se dire. La seule qui pouvait vraiment connaître la vérité, c’était Yuria, cette chère cousine qu’ils avaient recueillis durant l’adolescence et qui résidait toujours chez ses parents… Elle était un peu le pont entre les deux bouts… Celle qui donnait respectivement des nouvelles des deux côtés, parce que Luka était trop fier et trop buté pour aller se plaindre et pleurer dans les jupons de sa mère. Ses parents se doutaient pertinemment qu’il galérait depuis qu’il s’était barré de la maison, mais il ne s’était jamais résolu à y retourner pour demander de l’aide, et surtout, leur demander pardon… Et pourtant, il en rêvait souvent. Il s’était imaginé plus d’une fois le jour où il s’excuserait, de son comportement. Après avoir ruiné ses études et tagué des monuments sacrés, toute sa vie n’avait été qu’une succession de merde sans nom. Pendant un moment, il avait cru avoir ne serait-ce un minimum de chance en amour, mais là encore, Luka s’était juste cruellement fourvoyé.

Un quart d’heure s’était déjà écoulé, et le coréen aspira une dernière latte de sa cigarette, se brûlant presque le bout des doigts au moment où il envoya le mégo dans le caniveau sous ses pieds. Il ne fumait qu’au travail et pendant les pauses, mais surtout pour se détendre. Du moins, il s’évertuait à penser que ça l’aidait à faire évacuer la pression. Ses patrons n’étaient pas les plus infâmes, mais il avait tout intérêt à gérer le service avec le maximum de professionnalise. En recouvrant l’intérieur de la pièce réservée au personnel, Luka s’autorisa une rapide inspection dans la glace avant de réajuster le badge sur sa chemise, restée grande ouverte. Son nom y était inscrit en toutes lettres, dans un soucis de compréhension universel. Avec un bar situé dans le quartier étranger de la ville, l’endroit grouillait bien souvent de touristes ignorants de sa condition… ou ignorants tout court ! Dans un soupir à peine audible, ses lèvres s’étirèrent en un sourire de courtoisie au moment où il repoussa les lourdes portes battantes. Le bar, était plein à craquer ce soir-là. Sûrement grâce à l’intervenante qu’ils avaient embauché pour animer la soirée ; une chanteuse hippie. Parfois, quand Luka ne bossait pas en tant que serveur, c’était lui-même qui occupait la scène. D’une main lasse, il se saisit de son stylo et de son calepin qu’il avait abandonné près du comptoir pour débuter une rapide inspection des tables. Sans tout de suite prêter attention à la personne qui lui faisait face, Luka balança avec automatisme la phrase qu’il ressortait une fois sur deux au moment de se présenter. « Bonsoir. Qu’est-ce que vous désirez boire ? » Il avait pourtant suffit d’un regard pour le reconnaître, son ami d’enfance. Gong Min Soo.

outfit // ※※※ Il avait promis. Promis qu’il arrêterait. A Dong Bok d’abord, en revenant de l’armée, devenu maintenant un nouvel homme, dont il pouvait être fier et pour lequel il n’avait plus à s’inquiéter. A sa mère, un bouquet de fleurs à la main, l’odeur de lavande l’enveloppant comme si elle était là, à ses côtés, ses bras autour de ses épaules de petit garçon. A son père, pour ne jamais devenir comme lui, prouver que malgré les gênes, il ne serait jamais cet homme pitoyable qui lui faisait honte et qui avait détruit leur famille, détruit sa vie. Et à lui-même aussi. Mais Min Soo l’avait très vite compris : les promesses sont faites pour être brisées. Elles ne sont qu’illusions et finissent par décevoir, enterrer l’espoir vain. Alors il a promis Min Soo. Mais Min Soo a menti. A tout le monde.

Il est pas devenu un gars bien, un fils honorable. Il est toujours ce pauvre gamin totalement paumé qui n’avait jamais trouvé meilleur réconfort que dans le fond d’une bouteille ou dans les spiritueux médiocres qui agissaient assez vite pour qu’il n’ait plus envie de faire demi-tour. Tout était bon pour oublier, se sentir léger et annihiler le feu sur sa peau, les morsures des paumes hasardeuses contre son corps las, coquille vide, pantin de chair et d’os. Et ce soir, ses vieux démons étaient venus frapper à sa porte, venus l’arracher à sa sobriété. Il avait lutté, s’était empêché de fouiller les moindres recoins de la cuisine mais Dong Bok avait tout viré ou probablement tout mis sous scellé. Alors il avait pris sa veste pour se rendre là où l’alcool coulait à flot, là où son addiction était source de bénéfice, où les types comme lui étaient accueillis avec un grand sourire hypocrite. Et il n’hésite pas une seconde à s’engouffrer sous les néons aveuglants.

Ici, il est personne. On se fout de savoir que son père pourri en taule, que sa mère a été tuée par son propre mari, l’homme dont elle était tombée follement amoureuse quand l’insouciance soulignait encore ses traits radieux. Tout le monde s’en fout et Min Soo, c’est tout ce dont il a besoin pour se noyer. Personne ne viendra le sauver et c’est tout ce dont il a besoin.

Il prend place au comptoir, se laissant tomber sur la chaise haute comme si tout son corps pesait trop lourd, que la gravité cherchait à le clouer au sol. Il a les mains agitées, tremblantes. Il a besoin d’un verre. Et surtout pas qu’on vienne l’emmerder. Mauvaise pioche. Ça résonne dans sa tête, réminiscence de sa jeunesse, de ses années dépravées où il avait fait connaissance avec les vices qui désormais, semblaient s’être immiscés dans son code génétique. Sa voix trouve écho dans ses vieux souvenirs. Luka, ça faisait bien longtemps qu’il y pensait plus, qu’il l’avait effacé. Enfin, il le croyait. Il a envie de s’enfuir, de sortir d’ici mais le présentoir derrière son vieil ami est plus fort que la honte qui le prend. Il faut pas longtemps à Min Soo pour comprendre qu’il est pas le seul à le reconnaître, ça se lit dans les yeux écarquillés du serveur et dans le regard vagabond de l’orphelin. « Salut ».

C’est bancal et pas du tout assuré. « Je vais te prendre une bière » qu’il annonce sans oser vraiment le regarder, sa confiance envolée. Une bière, c’est rien qu’il se dit. Ça l’aide à déculpabiliser, indécis entre l’envie de respecter ses paroles et celle de ne plus rien écouter d’autre que le petit diable dansant sur son épaule, lui susurrant « tu peux faire mieux Min Soo ».

Y’a ce silence entre eux, avorté quand Luka s’éclipse pour probablement, s’occuper de sa commande et celles des autres clients mais le répit n’est que de courte durée. Et encore une fois, après sa boisson posée devant lui, ce malaise pesant. Et il pourrait faire comme si de rien était, garder ses lèvres closes et l’ignorer pour lui faire comprendre qu’il en a plus rien à faire de lui. Mais non. « Je savais pas que tu travaillais ici. Ça fait longtemps ? ».

outfit // ※※※ Il y a ces visages que l’on oublie pas. Ces amitiés qui perdurent malgré l’absence ou la distance. De précieux souvenirs pour maintenir cet havre de paix, ces instants qui n’appartenaient qu’à eux. L’éloignement, Luka n’avait jamais daigné la prendre en compte. Sauf qu’ils s’étaient éloignés, Min Soo et lui, bien avant qu’il ne s’engage à l’armée pour deux longues années de loyaux services. Les deux adolescents avaient déjà commencé à se perdre en chemin. Pour le plus jeune, il n’avait jamais été question d’une conclusion, la fin d’une belle amitié. Il ne l’aurait jamais toléré. Luka ne supportait pas l’échec, même lorsqu’elle était inévitable. Il ne s’était jamais résolu à dire au revoir à Min Soo. Il restait cet ami d’enfance avec lequel il avait passé la plus grande majorité de ses journées à l’école et parfois même en dehors. Le genre d’amitié dont on ne pouvait se résoudre à tirer un trait, parce que les souvenirs étaient plus précieux que la réalité… Cette réalité qui les avaient poussé à prendre d’autres directions. Quoi qu’il puisse en être, un éloignement qui n’avait jamais été recherché, mais simplement préférable pour l’un, comme pour l’autre. Il existait un dicton pour affirmer que les personnes réellement faites pour être ensemble, finissaient toujours par se retrouver à un moment donné dans leurs vies.

Luka n’avait jamais écarté cette possibilité, malgré les deux années d’absences et le manquement aux nouvelles. Il s’avérait que ce jour s’était finalement fait entendre… Et l’émotion qui souligna ses traits eut raison sur son léger instant d’absence. Petit bug cérébral avant qu’il ne retrouve l’entièreté de ses aptitudes psychiques, voilant sa joie et son étonnement en un sourire crispé. « Min Soo. » Bizarrement, son ami ne semblait pas non plus en mesure de soutenir son regard… Ce qui l’arrangeait en un sens, voyant là l’occasion subtile pour reprendre contenance. Son regard se fit un peu plus strict lorsqu’il entama un petit gribouillage sur son calepin, ses lèvres s’étirant en un léger rictus. « Despe, Heineken, Leffe… » énuméra t-il pour ne citer que les plus populaires. Il se réfugiait un peu derrière le masque du travail pour canaliser tant bien que mal ses émotions. S’il s’écoutait, sûrement se serait-il permis une courte étreinte et des mots plus proches de ses véritables pensées. « C’est bon de te voir. Qu’est-ce que tu deviens ? » Cette pensée n’en restait pas moins à l’état de songe, pour le moment. Dès lors qu’il eut sa réponse, le coréen inclina la tête pour annoncer son départ jusqu’à une autre table, intimement persuadé d’avoir les pupilles de son ami dans son dos… Sans tomber dans la paranoïa la plus ridicule, Luka réceptionna les différentes commandes une fois armé d’un plateau avec lequel il fit le tour des tablées. Il revint jusqu’au comptoir en dernier, bien évidemment…

Sans néanmoins se prononcer tout de suite, Luka déposa la pinte sous le nez de son aîné, incertain quant à l’idée de poser un cul le temps de quelques minutes ou juste, rester droit comme un pic. La deuxième option parut s’imposer plus aisément à lui alors qu’il s’étonnait lui-même de ne pas savoir comment s’y prendre. Un peu soulagé de le voir s’essayer le premier à une ébauche de conversation, le sourire du serveur creusa sur ses irréductibles fossettes. « Ça fait deux ans, déjà… J’ignorais que t’étais en ville. » Cela tombait pourtant sous le sens. Dans le fond, il l’avait toujours su mais l’un comme l’autre n’avaient jamais su de quelle manière renouer, sans doute. De quelle manière revenir. A présent, ils n’avaient plus aucune excuse. Ils étaient face au fait accompli. « C’était comment l’armée ? » Question bateau… Un peu maladroite. Il en avait des tonnes pourtant, plus pertinentes. Beaucoup plus sincères… Sauf que le lieu et l’environnement ne s’y apprêtait pas du tout… Surtout, il se sentait constamment observé par ses employeurs, ce qui le poussait à adopter cette distance réglementée. Rien de personnel à ça. Et comme il ne tenait pas à voir cette occasion unique lui échapper à cause d’un manque de courage ou d’un soucis de professionnalisme, le coréen se mit à écrire quelque chose sur son calepin ; des chiffres à la suite des autres, ainsi qu’un petit mot pour accompagner celui-ci. Il terminait dans un peu moins d’une heure. « Je sais pas si t’avais tenté de me joindre, mais mon numéro a changé. Fais-en ce que tu veux… Je dois y retourner. » Sur ses belles paroles, Luka arracha le bout de papier pour le glisser sous la note qu’il lui restait à régler.