[30.06.2019 - JEJU, APT. 215.]La bile acide remonte dans sa gorge et elle se force à la recracher avant qu’elle ne l’empoisonne. Son estomac se contracte avec la violence de ses soubresauts et ses mains moites s’agrippent à la cuvette dans une maigre tentative de s’ancrer dans le sol qu’elle se sent déjà quitter.
La pièce tourne avec elle quand elle se redresse et elle peine à trouver le carrelage frais du mur de la salle de bains. Elle y cale sa joue pâle essuyée à la va-vite d’un revers de main et tente de reprendre ses esprits. Sa tête est trop légère pour lui obéir, ses membres trop tremblants pour l’aider à se relever – Eunjung se contente du sol et se concentre sur ses fonctions vitales. Reprendre son souffle. Calmer sa respiration trop rapide. Ne pas céder à la panique. Eloigner la nausée tant qu’elle peut encore respirer.
Eunjung pose sa tête sur ses deux genoux et il lui faut toutes ses forces pour se retenir de les faire trembler à nouveau. Sur sa nuque le reptilien s’active, les poils s’hérissent, les réflexes lui hurlent de s’enfuir tant qu’il en est encore temps. Maintes fois a-t-elle ressenti cette urgence, cette alerte de danger imminent lui bourriner le cerveau pour lui supplier de s’enfuir, de s’éloigner du stimulus, mais jamais elle ne l’a écoutée. Courir dans les bras du danger, c’était son job. Comme eux tous.
Probablement comme lui.Une fois de plus, Eunjung ignore son état de panique, repousse ses instincts de survie les plus profondément enfouis jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Elle passe ses mains gelées contre son visage en nage et frotte ses paupières encore lourdes de sommeil pour se revigorer. C’était qu’une illusion. Une passade débile. Une fatigue qu’elle a laissée traîner trop longtemps jusqu’à l’inévitable surmenage. Elle finit de se rassurer en jetant un œil dans le logement mal isolé, qui tient en une pièce au plafond bas et aux murs décrépits.
Il n’y avait personne dans son appartement.
[07.07.2019 - JEJU, APT. 215, 06:02.] Une explosion. L’impact lui perce les tympans et propulse son corps dans la terre avec la violence d’un obus d’acier, la phrase de son ami laissée en suspension. Autour d’eux, le temps s’arrête. Ses paupières restent désespérément closes et elle se dit que c’est peut-être pour le mieux ; les cris de souffrance se multiplient et s’arrêtent dans un craquement de cou caractéristique. Lorsque son corps amorce la descente et touche terre, c’est de la terre argileuse qui l’accueille, lui râcle le dos avec ses griffes sèches et la prend à son camarade. Elle n’a pas le temps de voir où lui est allé : un caillou heurte quelques côtes et les brise, la faisant rouler sur le ventre puis le dos. Sa respiration erratique peine à retrouver un rythme régulier. L’adrénaline a pris le dessus ; tous ses sens sont en alerte, son épiderme hypersensible à tout contact et ses cils évacuant la terre poussiéreuse de son visage pour mieux y voir.
Au-dessus d’elle, des gens courent, la plupart masqués. Des enfants les suivent parfois. Plus en hauteur, elle croit apercevoir des avions rôder. Elle ignore s’ils sont là pour les aider ou les achever. Plus loin à côté d’elle, des pleurs se font entendre ; certains se noient et s’étouffent dans leur sang avant de pouvoir confectionner un mot sensé. Autour d’eux, le ciel du soir est assombri et les bâtiments semblent vouloir les envelopper dans l’obscurité. Elle peine à regagner son souffle – trop de fumée, trop de sanglots se dépêchent dans sa gorge. La nausée la rattrape, et elle lutte pour ne pas déverser sa bile sur la terre brûlante, craignant de ne pas pouvoir se pencher à temps. Elle veut se relever, s’enfuir, mais son instinct de survie lui exhorte de toute son âme de rester allongée. Que le pire est à venir. Alors elle lutte pour masquer ses sanglots, pour faire taire ses frissons et elle se prépare au pire, laissée pour morte parmi les morts, s’imposant un silence qui l’étrangle presque.
Une deuxième secousse, et cette fois l’impact s’abat à seulement quelques mètres. Le corps déchu qu’est le sien ne bouge qu’à peine, ses vêtements traînés et déchirés sur le sol aride des rues désertées. Puis le ciel s’abat sur elle, de tout son poids, un poids lourd qui l’écrase tout entière. Elle ouvre la bouche pour crier, mais se retrouve étouffée sur le coup. L’odeur est forte ; une odeur de saleté, de poudre noire, qui se mêle au grillé. Alors seulement son ventre lui rappelle sa faim – une douleur aiguë, celle de ceux qui n’ont pas mangé depuis des jours. Sa bouche sèche ne salive même plus sous l’odeur. Elle tente de comprendre pourquoi lorsqu’une violente nausée la coupe de nouveau. Elle croit savoir ce qu’il y a dans sa bouche.
D’effroi, elle se débat sous le cadavre qui la recouvre, le visage à moitié dévoré par la noirceur, avalé dans le néant des balles perdues parmi les civils. Ses doigts engourdis tentent de saisir la chemise rouge déchirée qui pèse sur elle, sans succès aucun. Le poids sur elle est trop lourd. Elle n’aurait jamais pensé qu’un homme mort en pèserait deux.
C’est l’adrénaline qui la sauve et elle arrive à repousser le cadavre à temps pour rendre sa bile juste à côté de lui, ses mains tremblantes et ses yeux baignés de larmes. A travers le voile humide, elle reconnaît à peine Nadheer. Quand elle relève la tête, son premier réflexe est de hurler dans le vide. Personne ne l’entend. Pas même elle. Dieu les a abandonnés sur une terre devenue trop hostile pour que quelque croyance y survive. A distance, une silhouette furtive accroche son regard, et elle tente de crier à nouveau. Crier à son reflet. C'est elle qui la regarde.
Elle se regarde. Ses yeux répondent à leurs jumeaux, maintiennent le contact jusqu’à la nouvelle déferlante.
Le ciel du Yemen est en colère. Le flash photo crépite.
[07.07.2019 - JEJU, APT. 215, 06:12.]Ses yeux s’ouvrent dans la pénombre de sa chambre et cette fois, elle parvient à crier. Elle arrive aux toilettes juste à temps et son maigre repas de la veille prend le même chemin que les autres. La nausée a du mal à s'interrompre. Son cœur refuse de ralentir. Elle a beau allumer les lumières, consulter son portable, écouter le répondeur de ses amis pour s'ancrer dans le monde, l'angoisse ne faiblit pas. Le carrelage frais s'apparente toujours à la terre brûlante et le goût dans sa bouche lui rappelle malgré elle la chair brûlée.
Il lui faut trois heures pour relaxer ses muscles bandés et son cerveau affolé. Le calme retrouvé, la terre ferme reconquise, elle ose enfin s'aventurer dehors. Fuit son appartement trop chargé par la force de sa peur, et elle enquille plusieurs boissons pour chasser le cauchemar. Derrière elle, le soleil séoulite écrase le béton de ses rayons puissants.
Sous ses paupières, le fantôme ne la lâche plus.