Les cernes lui bouffent les joues et la première brise qui l’assaille quand elle sort de l’immeuble lui fait pleurer les yeux. Elle ne sait pas combien de temps elle est restée enfermée, cette fois – ça se calcule en temps passé à chercher des méthodes d’endormissement naturel (en vain), des psychédéliques pas trop forts (naïvement), et en pratiques d’exorcisme (au cas où). Pourtant, c’est le sourire aux lèvres qu’elle s’échappe du complexe d’appartements, le pas pressé. Elle accueille l’air frais, toujours un peu salé, de l’île et laisse la sensation balayer la cendre stagnante dans ses poumons. Elle se sent revigorée. Nouvelle. Et, cette fois, elle se permet de le prendre pour acquis, d’en profiter pleinement jusqu’au soir sans penser qu’il disparaîtra dès qu’elle refermera la porte derrière elle.

L’heure indique treize heures trente, aucun retard en vue – c’est moins le (pourtant habituel) retard qui la presse que la hâte d’arriver à destination. Le bus la cueille à l’heure prévue, dans la bonne direction, comme si elle s’était préparée toute sa vie à le prendre convenablement ; et, si on regardait les dernières vingt-quatre heures, ce n’était pas tout à fait faux. « Je suis en route », écrit-elle à l’intention de Dain, avant de se raviser. Il est encore trop tôt, mieux vaut ne pas lui faire croire qu’elle est désespérée, ou trop hâtée. Ce qui d’habitude est le cadet de ses soucis lui semble soudaine d’une prime importance – elle a besoin de se sentir normale. Elle a besoin de se sentir comme une ado un peu timide, trop troublée à la perspective de voir son crush. Pas comme une adulte au manque de sommeil flagrant qui a un fantôme à la gueule cassée caché sous son lit, dans sa salle de bains et derrière ses paupières. Aujourd’hui, elle ne veut lui accorder aucune importance – vengeance vaine après s’être fait voler tant de nuits, de santé mentale et de temps enfermée dans son appartement.

Elle serre l’étui de son vieil appareil photo entre ses mains, rassurée par le contact du revêtement de cuir. Ça fait longtemps qu’il n’a pas vu le soleil et la boule d’anxiété qui l’a prise au ventre en examinant l’appareil avant son départ la tient toujours. Pour le symbole, et parce qu’elle se trouvait ridicule de refuser de l’utiliser entièrement, elle a jeté les anciennes pellicules pour en mettre une autre, nouvellement achetée sur l’île. Tant pis pour ses photos. Elle ne les aurait jamais regardées à nouveau, de toute façon.

« J’y suis, me fais pas trop attendre », consent-elle finalement à envoyer après une demi-heure d’attente. L’arrêt de bus est à distance des champs ; une colline masque la plus grande partie des étendues fleuries et Eunjung a préféré y attendre la plus jeune, son éternelle clope Vogue entre ses lèvres, remplaçant la précédente et attendant que la suivante soit dégainée. Dernier réconfort en cas d’insomnies après le café premier prix peu efficace. Un vieil homme bedonnant attend à côté d’elle, sur le banc abrité du soleil tapant entre deux nuages noirs. « ‘Va pleuvoir, n’est-ce pas ? » Eunjung scrute le ciel, opine du chef et tend une cigarette à l’homme. Celui-ci lui retourne un sourire.

Son compagnon silencieux la salue en montant dans le prochain bus et disparaît dans le couloir du véhicule pendant que l’objet de son affection en sort. Da In trottine lorsqu’elle sort du véhicule, ses cheveux rebondissant à hauteur de ses épaules et les yeux fermés par le soleil. L’aînée se redresse sur ses grandes jambes pour la rencontrer. Leurs yeux se rencontrent et un sourire s’étire automatiquement sur les traits de la photographe. D’un coup, la chute de pluie qui s’annonce ne lui semble plus si gênante. « T’as bien choisi ta journée », la tance-t-elle en jetant un œil au ciel. Elle se penche vers la plus jeune et, dans un geste devenu rituel, dépose ses lèvres contre sa joue. Un peu plus longtemps que de coutume.

« J’te suis », indique-t-elle enfin, et toute trace de son habituel renfrognement a disparu de son visage tiré.

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