relief next to me

Elle avait toujours pensé qu’en passant dans l’âge adulte, ce rituel notoirement un peu barbant et anxiogène, les soirées buverie-bedo-beauf se transformeraient d’elles-mêmes en pot après le boulot. Ce genre de trucs duquel on partait à vingt-et-une heures parce que la nourrice finissait de garder les gosses dans une demi-heure, ah et ma femme va s’impatienter, faut que je file, à demain. Un verre de vin dans le nez, maximum, et tout le monde à la maison : voilà ce qu’Eunjung s’était figurée des relations humaines passée la barre des vingt-cinq ans, incluant boulot fixe, vie familiale et responsabilité vis-à-vis de sa consommation. D’évidence, elle ne s’était jamais figuré qu’un mélange des deux existait. D’évidence, ce soir, en voyant ses collègues masculins de la quarantaine discuter de leurs conquêtes en détails crus et en enfilant les shots, elle déchante.

Entre son pouce et son index, la cigarette se délite aussi vite que son envie de vivre. Derrière elle, la porte du bar reste grande ouverte, invitante, et elle remet un instant en question son réflexe d’y re-rentrer – peut-être partir serait plus sage. Elle flirte un instant avec l’idée, ses doigts se resserrant autour de la Vogue qui se réduit. Puis elle décide contre. Tirant une dernière fois sur le mégot, elle le vide de sa substance et l’abandonne dans la poubelle à l’entrée du bar. Il y a une étiquette à suivre, une étiquette sociale qui la place déjà bien mal – d’autant plus qu’elle se fait payer ses verres de vermouth, aussi amers soient-ils.

L’ambiance bossa nova du bar l’étreint à nouveau dans ses bras poisseux aux relents d’alcool, et, comme dans les bras d’une vieille tante à Noël, Eunjung s’y laisse aspirer à regret. Le rouge bordeaux des murs a un peu trop pris d’âge pour rendre aussi bien que l’intention le laisse deviner, pourtant la jeune femme s’y sent à l’aise. Plus à l’aise, en tout cas, qu’à la table empruntée par ses quatre collègues et son supérieur. Un coup d’œil à l’angle du mur : la rédaction du Hustler Korea a commandé une nouvelle pinte de bière, les rires augmentent en décibels de manière proportionnelle au taux d’alcool des journalistes et personne n’a l’air prêt à mettre fin à cette belle soirée. Un peu à part, Bonghee rit toujours de ce rire un peu fluet, un peu mal à l’aise, celui d’une femme qui cherche à trouver sa place dans un monde éminemment masculin. D’un coup, Eunjung sent une vague d’affection pour sa collègue serrer son cœur et ses pas s’accélèrent d’eux-mêmes, comme pour venir à sa rescousse.

Ces mêmes pas s’interrompent brutalement lorsqu’elle manque d’entrer en collision avec un verre d’alcool tout juste rempli. « Désolée », sort-elle par réflexe, protégeant d’instinct son t-shirt d’une potentielle rencontre avec un renversement d’alcool. Ses yeux voyagent du verre à la personne, à plusieurs reprises, et à mesure des allers retours elle sent le vermouth monter à ses joues pâles. « Daeshim ? » Sa question n’en est pas vraiment une, mais sa surprise est tout sauf feinte. La jeune femme s’autorise à le regarder de plus près, soudain peu soucieuse du bouchon que leur rencontre crée dans leur sillon. Chaque coup d’œil au jeune homme qui lui fait face lui assène un coup contradictoire de plus ; entre l’inquiétude et le soulagement de le voir, lui, ici. Tout ce qu’elle arrive à lui sortir, sous le coup de l’émotion, c’est :

« Ca va ? »

Elle se revoit deux minutes avant, hésitant à fausser compagnie à ses collègues pour rentrer chez elle, et ignore si c’est sa faible jugeote ou un coup de maître du destin qui la ramène à cet instant précis, face à un homme qu’elle a abandonné il y a plus de trois ans. L’ami d’enfance, le fidèle allié, l’amant imaginé, l’amouraché timide ; celui qu’elle avait déserté au même titre que tous les autres, sans plus d’explications. Elle ignore même s’il se souvient d’elle, ou si la rancœur a été trop tenace pour qu’il la garde dans son cœur et ses souvenirs. Le sien, de palpitant, ne faiblit pas : les mots lui manquent ; par-dessus tout, les justifications lui font défaut. Face à cet homme qui a été au cœur de sa vie et de ses pensées, elle ignore quel mot peut suffire à justifier toutes ses trahisons. A traduire tout ce qu’elle n’a pas su exprimer alors.

« Ca fait longtemps. »

Alors, c’est tout ce qu’elle sort, guettant colère ou effusion dans les traits du jeune homme, se retenant du même coup de le prendre dans ses bras, à défaut de pouvoir tout lui expliquer. Dieu sait qu’elle n’aurait besoin de rien d’autre.