Des jours que je n’avais pas entendu parler de Kevin. En fait, depuis la soirée catastrophique de mamie anniversaire, silence radio. Il faut dire que je ne m’attendais pas à ce qu’il m’envoie des messages, ou qu’il essaye de me contacter, alors moi non plus je n’ai pas cherché à le contacter. Malgré tout, c’était ma fierté plutôt blessée qui avait pris la décision de ne pas le faire. Pourquoi ? Parce que je n’avais pas envie de faire face à tout ça. Peut-être que ma révélation l’avait plutôt remué, ou bien lui aussi me prenait pour une dingue. Mais en même temps, il ne m’avait rien dit non plus sur sa possession. C’était donnant donnant. Le hic, c’était que…il me manquait ce con. Kevin faisait parti des rares amis, les vrais sur qui je pouvais compter. Même s’il connaissait mon caractère de merde, il était resté tout ce temps dans mon cercle.

Et puis un soir, j’en ai eu ma claque de faire semblant. Pas d’explication, rien. Un ordre. « Ramène ton cul pour 20h avec quelque chose à boire. ». Qu’est-ce qui me disais qu’il allait venir ? Sa curiosité. Parce qu’il était doué pour fourrer son nez là où il jugeait bon de le mettre, c’est à dire, dans les affaires des autres. J’étais certaine aussi qu’inévitablement, il me poserait des questions lors de l’anniversaire de la mamie. Et j’allais tout lui dire. Peut-être serait-ce l’une de nos dernières soirées ensemble ? Mon ex m’avait bien laissé tomber à cause de cette…anomalie, alors pourquoi pas Kevin ?

Alors que j’attendais, je naviguais sur Netflix, dans mon lit. Netflix & chill comme on disait. J’espérais qu’il resterait assez tard avec moi pour chiller ensemble. Un peu comme se rabibocher ? Une autre forme de réconciliation sur l’oreiller.

J'ai hésité plusieurs fois à lui envoyer un message. A lui demander à ce qu'on se revoit. Mais j'voulais pas m'engager dans un bail chelou. Elle n'est pas censée avoir autant d'importance, quand on prend en compte tous ses tours et sa façon de me traîner comme pourrait le faire mon père. Comme un mec qu'on appelle quand on a besoin d'un service. La soirée de l'autre jour avait tourné au fiasco, pourtant ça avait bien commencé. J'ai même pas eu le courage d'engueuler Yon en rentrant. J'ai juste voulu qu'on me laisse seul. Seul avec tout ce qui venait de s'exposer à moi: Haziel avait prit connaissance de mes possessions et elle voyait des compteurs. Ok. Pas de nouvelles de son côté non plus, tant pis j'imagine. Je m'étais imaginé la recroiser facilement ou lui demander de ses nouvelles plus tard. Après tout je la connais depuis trop longtemps pour que ça se termine comme ça. Mais voilà, à ma grande surprise mon écran s'éclaira sous son nom. La tournure de son message me fait grincer des dents. Putain. Pour qui elle se prend sérieusement ? Décidant dans un premier temps qu'elle pouvait bien aller se faire foutre, son message resta sans réponse jusqu'à ce que comme un con je change d'avis pour me retrouver devant sa porte avec des bières à la main. « Arrête de me donner des ordres. » je lâche menaçant, les prunelles plantées dans les siennes lorsqu'elle m'ouvre sa demeure.« Des bières. Ça te va ? » je soupire, relevant le sac à hauteur de mes hanches.

Je me lève pour aller lui ouvrir avant de sourire. J’étais contente et presque trop de le voir en vrai, ce blondinet. Cette fois pas de tenue de soirée, juste en mode jogging et sweat, j’esquisse un sourire et le laisse entrer. « Ouais, parfait. » Pas le temps de le laisser parler que une fois encore je le mène à ma chambre sans trop de surprise. Les lumières sont réglées au minimum, alors que j’étais en pause sur une série dont j’ignorais le nom.

« Ah parce que tu crois qu’en te le demandant aussi gentiment tu serais venu ? » Pas faux. Si ce n’est que pour lui laisser l’occasion de dire non…pas envie. Au moins, il était là. Bref, maintenant qu’il était chez moi justement, que dire ? J’allais pas dire « Sinon quoi d’neuf ? » Parce que ça faisait vraiment la fille qui voulait remettre à plus tard le vif du sujet.

Je m’adosse à la tête de lit et inspire à fond avant de tout dire, comme ça, sans prévenir. « Depuis mon accident au temple, je vois au dessus de la tête des gens le temps de vie qui leur reste. Je pensais que c’était des hallucinations dues au traumatisme, mais non. Je les vois vraiment, toujours. Et ça me terrifie. Je ne veux plus voir de gens mourir. » Je baisse les yeux sur mes doigts tremblant légèrement rien que de repenser à la mamie que j’avais vu mourir dans son lit d’hôpital lors d’une de mes consultations psy.

Fébrile, je lève les yeux sur Kevin, attendant sa réaction que je redoutais le plus au monde maintenant. Tout allait se jouer là.

Après la surprise de la robe de soirée sublime j’ai le droit à la surprise du jogging et du sweat. J’imagine que ça annonce la couleur ? La dernière fois j’ai terminé dans un anniversaire mondain, et maintenant quoi ? La soirée filles ? Je la suis sans bavarder, j’sais pas, ça me plait que trop moyen tout ça. Quand j’débarque dans sa chambre à peine éclairée franchement… j’me demande bien pourquoi elle a interrompu son tête-à-tête avec ses m&m’s pour me demander de venir. Ah. Elle devait avoir besoin de boisson. « Ouais. J’aime bien quand on me parle normalement aussi. » je déclare, mauvais, en haussant les sourcils. Si elle croit que je suis différent de tout être humain elle se trompe. Faudrait qu’elle voit au-delà de notre jeu de gamins des fois. J’pose les bières sur la petite table et j’attends. J’attends qu’elle me dise enfin ce qu’elle veut, j’suis pas sa bestah moi, donc ça n’a aucun sens tout ça. J’en demandais pas tant quand elle se met à me déballer toute sa malédiction. Stoïque, j’en prends plein les écoutilles et tout semble s’éclairer. Ça cogite à dix-mille dans ma tête, l’anniversaire de mamie défile à toute vitesse, la possession me revient mais il me faudrait un peu plus de temps pour tout capter. Là c’est à moi de parler. Merde, j’dis quoi ? Ces histoires de fantômes ça fait des années que ça me choque plus. Ça fait partie de moi. En revanche pour le reste… Elle a pas l’air bien tout à coup. Ok j’ai compris. Elle a sûrement passé sa journée à cogiter là-dessus. Ses prunelles attrapent les miennes et j’suis pris au piège. Merde j’dois vraiment répondre là. «C’est pas grave. » Merde putain Kevin c’est la seule chose que tu trouves à dire ? « De voir des choses. » que je rajoute pour essayer de me dépêtrer de là. « T’es courageuse de me le dire. L’anniversaire de mamie a dû être un calvaire. » J’en ferais pas autant. Et là je m’aperçois qu’on a dû vivre cette soirée de deux façons différentes. M’approchant d’elle, mes bras l’enlacent dans une étreinte. Parce que je crois qu’il faut la rassurer. « Désolé. J’avais rien compris. » je confesse, coupable de mes paroles trop dures et de mon long silence.

Tout est dit, clairement. Je ne vois pas ce que je peux ajouter d’autres, peut-être qu’il pouvait me traiter de folle, mais encore une fois, ça aurait été de la mauvaise foi, car moi aussi j’attendais une explication de son comportement. Donnant donnant. Alors que je me laisse étreindre par ses bras, mes mains se posent sur ses avants bras, hochant silencieusement la tête. Effectivement, la soirée avait été perçue de manière très différente. « Désolée. » Désolée de l’avoir utiliser comme bouclier, de l’avoir trompé sur mon secret, parce que si je l’avais largement considéré comme un ami proche, peut-être que je lui aurai parlé de mon délire plus tôt; Mais je ne l’ai pas fait, parce que j’avais peur.

Mes craintes passées, je lève les yeux vers lui, à la fois soulagée mais aussi fatiguée, toujours en regardant les chiffres défiler. A force de cogiter, d’avoir la frousse, on se rendait compte que tout ça fatiguait notre corps et notre esprit. « Tu me crois ? ». La question la plus importante. Jusqu’ici, je m’étais toujours retrouvée au pied du mur, me prenant de fausses paroles, pour mieux me rabaisser derrière. Même mes propres parents ne me croyaient pas. Peut-être que son mystérieux cas pourrait l’aider à accepter cette étrange réalité. Je ne le réalise pas encore, mais j’avais beau me plaindre sur ma situation, celle de Kevin était peut-être pire.

Je le relâche pour me lever et prendre une bière qu’il avait apporté. Soirée chill, soirée explications étranges. Mais au moins, on aura fait cartes sur table. Je bois une longue gorgée, un soupire franchissant mes lèvres. « Ça me soulage de te l’avoir dit en tout cas. ».

Elle s’excuse et je me surprends à afficher un sourire. Putain faut que je me calme, j’crois que je la kiff trop cette malpolie.  J’vais pas lui dire que c’est pas grave car, clairement, c’est grave de m’prendre pour un larbin. Pire, un gigolo. Toujours plus en ce bas monde. Tant pis, elle aura qu’à interpréter mon sourire comme quelque chose de positif, j’suis sûr que j’ai une tête de con là t’façon. Ses prunelles transperçent les miennes dans leur immense profondeur, quelque chose de triste et de désabusé. « Bien sûr que je te crois. » que j’rétorque en fronçant des sourcils sous l’évidence, rentrant légèrement mon menton pour l’aberration. Je n’peux que la croire, moi le possédé qui vit avec un fantôme depuis des années. Et le pire c’est que je suis pas seul, on est quatre alors forcément ça pousse à la tolérance côté dingos. Je la regarde s’éloigner, chopper une bière. « Tiens passe-moi en une. » je tends mon bras, m’asseyant sur le lit de la même façon qu’il y a trois semaines. « J’imagine… ça ne doit pas être facile. Mais tu sais y a des trucs bizarres sur cette île, faut pas te sentir comme un cas isolé. J’ai entendu des trucs bien pires courir les rues. » mon histoire exclue, j’avais entendu de ces trucs qui relevaient de la légende urbaine. Mon père en entendait des vertes et des pas mûres aussi mais il est trop con pour comprendre le vieux. J’admire qu’Haziel soit capable d’en parler, à moi pauvre mortel qui lui semble tout à fait extérieur à tout ça. Quoi que… bref ne revenons pas là-dessus. « Tu en as déjà parlé à d’autres personnes ? » et dans mon regard on peut voir, cette crainte qu’on l’ait repoussée comme une folle.

Sa réponse me rassure de plus en plus. Enfin quelqu’un qui me disait les mots que je voulais entendre, sans autres explications. Parce que je n’en avais pas à fournir.
Je lui tends sa bière, m’asseyant contre la tête de lit comme précédent, mes pieds touchants presque ses cuisses alors que je l’écoute. « Je sais…Mais franchement, je ne sais pas quoi penser de tout ça. » Je veux dire, Jeju et ses mystères, au départ je m’en tapais les noix. J’étais juste une gamine qui préférait étaler son fric au nez des autres. Mais depuis ça, je commençais à remettre en cause mon jugement.

« Oui, mais…mes parents me croient pas. Mon frère, je pense qu’il fait semblant. Sinon…J’essaye de ne pas en parler, parce que je pense que je serais bonne pour faire un tour en HP. »

Et ça, non merci. Me retrouver en plein milieu de malades mentaux ne me tentait pas. Je savais que mon cas pouvait se retrouver pile poil dans leur corde, mais ça serait trop tentant de me laisser faire par mes parents qui désespéraient à m’entendre à chaque fois que je leur parlais de ce bug. Je bois une autre gorgée de bière, et j’hésite à parler de lui. A la place, je tapote la place à côté de moi.

« J’étais en train de mater Netflix, ça te dit ? »

Je lui propose innocemment. Une autre manière de contourner le malaise et de retrouver une certaine complicité perdue depuis mamie anniversaire et sa soirée de merde. Celle-là, je ne l’oublierai pas. Oh non. De mon côté, je voulais juste que Kevin me parle de son truc, sans que je l’y amène. Car moi, je m’étais ouverte à lui naturellement, même si j’avais eu peur.

J’attrape la bière et fait raisonner le gaz avant d’en chopper une lichée rapidement, dans la crainte que ça monte après les avoir trimballées et secouées comme des malpropres. J’hausse les sourcils. J’aimerais bien lui poser pleins de questions sur son don, ou sa malédiction plutôt, car je suis super curieux de savoir comment ça se passe et combien de temps mamie anniversaire avait encore à vivre mais j’crois que c’est trop glauque pour cette ambiance confidences pour confidences. ça attendra que j’ai perdu un peu de sérieux, j’crois que là j’brille à ses yeux. Comme les diamants de mamie anniversaire. WOH ! Pourquoi j’pense autant à cette mère-grand tout à coup ?! « Mh. J’sais pas. J’pense qu’on peut pas nier qu’il y a des choses chelous qui se passent ici et que beaucoup de gens semblent en pâtir. » le fils du maire a parlé, oyé oyé. « T’as pas tord. Fais attention à toi, ça va vite les ragots sur cette île. Et les parents… ils sont toujours dans un idéal, c‘pas grave s’ils te croient pas. tant que t’as d’autres gens qui le font à leur place. » je me fais psy à deux balles, c’est limite plaisant. « Netflix ? » que j’demande perplexe, sourcil arqué alors que c’est tout naturel pour elle. Dans ça y est elle veut qu’on baise ou j’interprète mal ? « Donc tu voulais m’expliquer la soirée et pour le après tu t’es dit… il restera mater netflix. » bon. Euh. « Ok. » que j’balance en haussant les épaules. Après tout pourquoi pas, j’étais pas en train de glander grand-chose. J’me lève, m’installe à côté d’elle là où elle a tapoté sa main. « Tu matais quoi ? » Oh putain j’aurais dû poser cette question avant de m’engager. Adossant mon dos contre la tête de lit à l’identique de Yoo, j’allonge mes jambes -merci jesus j’ai mis des chaussettes neuves- en chassé croisé à mon aise avant de pivoter légèrement pour trinquer ma bière contre la sienne.

Je trinque et ose émettre un rire. « Ouais si on veut. Mais si tu veux pas, ben…tant pis, mais moi je regarde. ». Après tout, il était pas obligé de regarder Netflix avec moi. Mais pour le coup, je me suis dit que c’était un bon prétexte. « J’espère que t’aimes Grimm ». Série que j’avais commencé des semaines auparavant lors de ma self séquestration dans ma chambre des jours entiers, refusant de côtoyer le monde réel, au grand damn de mes parents qui s’étaient évertué à ne pas me forcer de sortir.

Je sens de nouveau l’alcool monter un peu. Toujours aussi peu tenace à l’alcool. Mais là, c’était pas du champagne, donc ça cognerait moins. D’ailleurs, le lendemain de l’anniversaire de la mamie, je m’étais tapé une migraine des familles. Et j’avais maudit Kevin aussi pour m’avoir servi deux coupes. Je pose la bière sur la table de chevet à côté, lançant donc l’épisode en cours, un coussin entre mes bras. Je n’ose plus rien dire, faisant mine d’être concentrée. Mais depuis quand nous étions là dans ma chambre à mater une série sur mon lit ? Pas depuis qu’on était gosses en tout cas non. Je croise mes jambes, les yeux rivés sur l’écran. Si on me posait la question: non je ne voyais pas de compteur à travers les écrans. Intérieurement, je sentais que Kevin avait encore beaucoup de questions à me poser, pour mieux comprendre. Mais chaque chose en son temps.
Mon regard parfois se pose sur le blond à côté de moi. Même assis, il me dépasse ce con. Tant pis, j’en profite pour m’appuyer contre lui, la tête lourde même après une seule bière. Ah, le voilà sûrement à s’imaginer des choses. Mais nan, c’était peut-être aussi ma manière de dévoiler mon côté plus affectueux. On dit merci la bière.

« Aller… j’te laisse l’essai. » j’suis perplexe sur le netflix mais comme j’ai déjà dit, j’ai rien de plus productif à faire. Et puis j’profite, Yon a décidé d’emmerder Nikki aujourd’hui. C’est le deuxième con à bien vouloir se faire posséder donc on s’assure nos arrières respectivement. Autrement dit, je n’ferais pas peur à Haziel aujourd’hui. D’ailleurs j’aimerais lui demander des explications sur comment elle a identifié la possession avec ses histoires de compteur mais loin de moi l’envie d’amener le sujet alors j’retiens ma curiosité pour moi. « Connais pas. » je suis pas un grand mateur de séries, j’accroche rapido à ce que peuvent mater les autres mais moi … j’ai autre chose à faire. J’regarde des vidéos de théoriciens non-certifiés et des zap débiles sur youtube. C’est aussi tout un art, une catégorie différente de personnes. « Attend toi à ce que je te pose des questions. » j’préviens parce que y en a que ça fait péter des câbles. Genre horang. Hehe. Je siffle ma bière, matant l’écran sans intérêt particulier dans l’idée de laisser sa chance à l’épisode qui défile. Je sens la tête de Yoo se poser sur mon épaule et lui jette un petit regard en biais. « T’endors pas. » je demande, j’avertis ou j’ordonne, j’sais pas. Je fais ma Yoo Haziel. « Je vais me sentir seul face à tous ces elfes. » comme si j’étais en danger. Dubitatif, ma main glisse sur sa bière pour la pencher vers moi et sentir le poids du liquide qui secoue à l’intérieur. J’me marre. « j’ai pas pensé en prenant les bières. » j’ai encore oublié qu’elle tenait pas. ça m’fait rire.